Mercredi 14 avril 2021 | CHRISTOPHE


Le volis et la chandelle, vers Kerfot

Vent de Nord-Est, bien frais, temps ensoleillé. 

Notes pour Christophe Guézou, technicien ONF,
Beauport mercredi matin 9h, parking de l’administration.

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Monsieur Guézou arrive avec une voiture blanche arborant le logo de l’ONF, il est 9h.

Après les présentations de circonstance, Christophe Guézou me parle de l’histoire de l’ONF, de l’origine de ce corps quasi militaire qui porte l’uniforme « vert finance ». Cette couleur rappelle cette culture de rapport que représente la forêt : « dans les années 50 avoir un bois, 1 m³ de bois = 1 semaine d’ouvrier pour gérer la forêt ; aujourd’hui, 1 m³, c’est à peine une heure... »

Il ajoute, qu’autrefois, les grandes charpentes des églises venaient de la région où elles étaient bâties. Le bois était une valeur locale. Maintenant, en Bretagne, on n’utilise plus ce bois, il vient de circuits longs à la différence d’autres régions, comme en Alsace où plus largement dans l’Est, où la culture forestière est très présente.

Nous restons encore un temps à échanger sur le parking. 

Christophe évoque l’article écrit pour le blog sur monsieur Le Du et m’explique, qu’autour des massifs forestiers, il aime que des habitants viennent y acheter du bois sur pied, l’ONF rédige un contrat, « c’est important, ça leur donne une légalité », ce sont des « cessionnaires ».

Des observateurs complices

« Les cessionnaires expliquent la forêt aux autres, ce sont aussi des observateurs, des alliés en somme : c’est le petit monde de la forêt. » Alors, pour illustrer, Christophe se penche et dessine dans le gravier : « ce sont des cercles ; avec le premier, les gens sont à pieds, à proximité, la fréquentation est souvent quotidienne, régulière, c’est de ce cercle que viennent mes principaux cessionnaires ; le deuxième cercle, des habitants qui habitent un peu plus loin et qui doivent venir au bois pour leurs activités (sportive, promenade, cueillettes...) ; enfin, le troisième, des groupes, pas que des touristes, souvent plus bruyants, ils ont besoin de parler quand ils circulent dans le bois. » Cette dernière réflexion me fait sourire. Ça me renvoie à ma représentation d’une forêt domestique, telle qu’elle est vécue par les locaux, ces natifs du coin qui sont proches du bois.


 
Nous partons pour un endroit que je n’ai jamais arpenté : Kerfot. La forêt y est plus « sauvage », il va me montrer un autre aspect du bois de Beauport… Il est 9h25. Dans la voiture, à l'occasion, il montre et commente ce qu'on voit ici ou là, s’arrête, puis repart.

Me raconte qu’il est natif de Lannion, qu’il a fait ses premières armes dans l’Est, dans l’Aisne, que c’est important d’aller voir ailleurs d’autres cultures forestières. « Ici, en Bretagne, le rapport à l’arbre est différent, on est dans un milieu agricole. » 
 

 
A un moment, il pointe un arbre barré de 2 traits blancs, c’est un code, une signalétique ONF, ça correspond à une limite de propriété, une information qu’il laisse pour un collègue, à celui qui viendra peut-être après lui… Je me prends à rêver de ces forêts qu’on jugerait trop facilement sauvages, comme la forêt boréale ou tropicale, elles sont pleines de signes que nous ne savons pas, ou ne savons plus interpréter. Les hommes qui les pratiquent ou les ont fréquentées, ont parfois laissé des marques plus ou moins ostentatoires pour leurs congénères. Martial Le Du, lors de notre sortie du 19 février 2021 me montrait lui aussi des marques, des bandes diagonales rouges qui lui étaient adressées sur son lot de bois, c'était donc le fait de Christophe qui est là, aujourd'hui, en face de moi... Je croise de nouveaux acteurs du bois ; les fils tissent un réseau qui se resserre, l'image du bois devient toujours plus nette.

Sur la route (Chemin des Bruyères), lui vient de m’énumérer des auxiliaires complices des alentours, me cite plusieurs nom dont celui de monsieur Nabucet. Certains ont « la forêt dans l’âme ». Aurais-je affaire à une bande d’indiens qui vivrait là, parmi nous (sans qu’on s’en rende compte), où le jeu des alliances dessinerait une autre carte des lieux ?

Christophe me dit qu’ici, sur cette route, vers les 13h, quand le temps est là, des gens du coin marchent, c’est un rituel : « font partie du paysage », j’aime l’image, nous voilà redevenus des habitants comme les autres, mammifères, oiseaux, insectes et tout le peuple des herbes et des arbres confondus.

Considérations forestières

« On est vraiment que de passage, les vieux arbres, personne ne se souvient de celui qui les a plantés. » Dans le métier, on plante, on accompagne, on entretient, on finit par couper quand ils sont mûrs, et pour ça, il y a 5 générations de forestiers qui se succèdent. C’est le « sommier » de la forêt, c'est un document qui retrace l’ensemble des travaux, comme ils disent dans leur jargon. La vie de la parcelle, on la transmet de génération en génération. Le temps des arbres et celui des hommes est si différent, pas la même temporalité, je me dis qu’il ne faut jamais l’oublier.

Les voisins

Kerfot, enfin un lieudit à l’entrée de Kerfot. Au sortir de la voiture, un tracteur passe, non, s’arrête, il vient de la ferme, un jeune exploitant au visage avenant descend et se dirige vers Christophe, ils se présentent : Denis qu’il s’appelle, il a repris l’exploitation il y a peu ; c’est la première fois qu’ils se rencontrent tous les deux ; ils discutent comme s’ils se connaissaient depuis toujours, causent du bois, des accès, des passages… Christophe l’informe qu’il y aura une coupe de bois en 2022, que le chemin communal fera l’objet d’un état des lieux avant et qu'il sera remis en état, c’est la règle. Tout le bois sera stocké à l’entrée en attendant de partir en scierie. On anticipe ainsi les dérangements, tout le monde sera au courant et saura se préparer à cet épisode, somme toute brutal, de la vie de la forêt. Puis, ils abordent d’autres sujets, comme celui des sangliers qui mettent la pression sur les cultures, de l’action nécessaire des chasseurs, les battues… Je suis conscient que se joue là quelque chose d’important pour les acteurs en présence, on construit une relation, on cherche à faire son travail dans une bonne entente… A une époque, l’échange se serait sans doute soldé autour d’un verre de vin, de cidre, ou d’une gnôle maison, façon de sceller les choses.
 



Aveux

En nous enfonçant dans le chemin (encore boueux), Christophe me confie, « on ne fait pas ce métier par hasard, c’est passionnel... ».

Un panneau du conservatoire du littoral annonce le site, mais loin de la mer (on pourrait ajouter loin des yeux…), sur des terres de déprise agricole. « Ce n’est pas un coin où on voit des touristes. » Il me montre les talus qui entouraient de petites parcelles, de petits champs, « ça doit remonter à 50-60 ans », c’était cultivé, d’ailleurs, il me montre un vieux fruitier en fleurs sur le bord d’un talus…

 

Les « Toul kar »

Aussi, quand il marque là les arbres c’est pour les bûcherons et les débardeurs qui vont les sortir, faut qu’ils passent par les entrées de ces petits champs, les « Toul kar » (trous de charrette en breton). M’explique en utilisant une métaphore : pour les gens du coin, voir un engin passer par dessus un talus, c’est aberrant, c’est comme dans une maison, « tu ne passes pas par la fenêtre ! » Mais il y a là aussi une raison pratique, au niveau pédologique, les chemins et les entrées de champs sont des passages, ils sont déjà tassés, « t’évites d’abîmer ailleurs ».

Il s’arrête, il a aperçu un colvert au niveau d’une petite mare, puis la femelle. Va falloir éviter de les déranger. De mon côté, j’entends une grive musicienne, elle me déconcentre, chante à tue-tête…

De la feuille à l'humus

Pour appuyer ses dires, il pointe son doigt vers des ajoncs : « il a recolonisé, doit y avoir une vingtaine d’années, c’est un pionnier. Après, c’est le bouleau qui arrive, et puis le chêne, l’ambiance forestière est recréée. » Plus avant, Christophe s’arrête, entreprend de me montrer la vitesse à laquelle le sol produit son humus ; au pied d’un jeune bouleau, il dégage les feuilles qui recouvrent le sol forestier, sa main fouille, fait le sanglier, et me sort 4 ans de transformation de feuilles de bouleau. Il sait où il veut m’amener, ses explications sont techniques, mais je retiens bien qu’il cherche à préserver les sols en opérant des cloisonnements d’exploitation. C’est fondamental pour lui. Le cheminement autorisé doit être entre 35 et 50 m, il crée le maillage nécessaire à préserver une régénération naturelle. Il est vigilant, comme tous les forestiers, au respect des sols, donc de la forêt, « si tu laisses les engins circuler librement, les exploitants te feraient des ornières partout. » Alors, il les réfrène en imposant des distances. 
 


 


« Le pas de temps »

La forêt, il la travaille au long de la vie du peuplement, c’est « le pas de temps ». Pour m'expliquer la forêt, Christophe recourt ainsi à des expressions tantôt poétiques, tantôt drôles. « La forêt, c’est comme les carottes. Faut éclaircir les carottes si tu veux qu’elles profitent ; les arbres, c’est pareil. » On peut faire des coupes d’amélioration puis, à la fin de la vie d’un peuplement, des coupes de régénération (des coupes rases et on procède au repeuplement), mais « ici, c’est pas ça, nous sommes en futaie irrégulière, tu as des semenciers en place qui laissent tomber leurs fruits au sol, puis on enlève les parents. » Je sens comme un frisson… je pense à mes enfants, et à nous, leur parents… Christophe ajoute, qu'au conservatoire du littoral, il n'est fait que de la futaie irrégulière : « en une seule opération, on fait tout : régénération et amélioration, des micro-coupes. »

Christophe m’interpelle : « t’entends ? C’est un brocard », effectivement, comme un aboiement de chien signale l’animal au loin…

Reprendre le fil : « dès que tu fais une coupe, la place dégagée est un aspirateur de vie », évoquer un aspirateur m’a troublé… C’est le mécanisme de régénération naturelle, un arbre tombe, crée une trouée, aussitôt les plantes pionnières se lancent à l’assaut des sommets !




 
Un site particulièrement bien exposé

11h, on est arrivés sur l’emplacement d’une ancienne coupe : à gauche des pins maritimes, en face quelques sujets ont été conservés, reste leur esthétique tordue qui apporte à l’ambiance du lieu. Je sens que Christophe est content de les avoir gardés.

Me montre un châtaignier semencier, au pied, ses petits… Il me parle du processus en cours, de l’importance de l’exposition qui favorisera leur venue et leur croissance. Effectivement, nous aussi recevons cette chaleur confortable, le site est particulièrement bien exposé ; on campe là pour en profiter et continuer nos échanges. Je m'y sens bien, l'endroit est magnifique.
 

Décapitaliser

En embrassant le site du regard, il s’agace du mauvais usage que font les hommes en traitant la ressource bois sans discernement, juste pour en faire du bois énergie, « un arbre c’est comme un cochon ; pour nous qui sommes bretons, c’est inconcevable de faire du pâté avec un cochon entier, on valorise. On prend pas un arbre en entier pour faire du bois énergie. »

Quand on fait de la futaie irrégulière, pour lui, on décapitalise (il précise : faible volume de bois sur pied), « pas de grande futaie ici, c’est un perpétuel fouillis », mais ça va à l’encontre de la vision actuelle du promeneur. Christophe soulève les contradictions et les malentendus qui s’installent parfois avec des usagers. Sent que sa profession est malmenée, ou en tout cas, mal comprise. Comment réconcilier tout le monde ? Visiblement, en expliquant, en passant du temps à échanger avec des acteurs qui utilisent directement ou indirectement les bois, c'est sa devise.

11h30, silence, je vois Christophe lever le nez, je suis son regard, nous voyons passer un rapace dans le ciel bleu, pense que c’est une femelle épervier.

En retournant sur nos pas, il me propose de retrouver le chemin en coupant sur notre droite, en passant dans les pins. Nouvel arrêt, a remarqué un plant de châtaignier sur lequel un brocard s’est frotté, « il a marqué son territoire ». La blessure de la tige n’a pas totalement cicatrisé, cet arbuste pourra-t-il poursuivre sa croissance ?




 

Nous arrivons sur un chemin de cloisonnement, il est flou, l’herbe l’a envahi, c’est de la molinie ; les chevreuils aiment les jeunes poussent, sont tendres… C’est un signe, elle vient sur les sols tassés, gorgés d’eau, elle est asséchante, mais faut pas qu’elle vienne dans les bois, elle empêche les plantules de pousser.

 
 
Le volis et la chandelle

Me montre un arbre mort, il souligne l’importance de le garder, le tronc décharné, brisé, se dresse encore fièrement, c’est une chandelle dans le jargon forestier ; la partie haute qui est tombée, demeure encore au-dessus du sol, comme encore accrochée à sa vie passée, c’est un volis ; ces arbres morts qui peuvent être marqués d’un triangle jaune, sont répertoriés, signalés par coordonnées GPS, stipulant l’interdiction de les détruire, sont protégés. 
Quel changement avec ces époques où les forêts étaient sur-nettoyées. Là, on prend en compte la biodiversité, tout ces êtres qui habitent les bois : insectes, champignons, oiseaux, batraciens… Conserver leurs habitats est devenu un enjeu, ce n'est plus seulement le royaume des hommes, faut accepter de partager.

Le test des verticilles

En poursuivant sous les pins, il me donne à voir de jeunes pins issus de régénération naturelle, ils poussent là, l’espace est relativement ouvert à la lumière. Pour savoir si les conditions sont bonnes, me montre en se saisissant des verticilles qu’il rassemble dans ses mains, il vérifie ainsi que le bourgeon terminal domine bien, sinon, le semi n’est pas viable, c’est qu’il n’y a pas assez de lumière…

 



Il est midi, avons gagné le chemin, évitant de nouveau les épisodes boueux.

« Tu connais ? Marius le forestier, un livre avec des photos de Robert Doisneau. »

« Non ! »

« Faut absolument que tu le lises, il l’a fait en 64, m’a beaucoup marqué. » 

 Me parle aussi du poème de Servat, « Arbres», apprécie beaucoup.

 


Le parti de la forêt

Sommes hélés : apparaît au loin un de ces cessionnaires, Yves, un de ces alliés amoureux de la forêt. 
Alerte, il nous rejoint rapidement et ils s’entretiennent. L'homme lui donne des nouvelles sur la situation du coin, lui fait part de ses inquiétudes sur ce qui peut ou va être entrepris aux abords du bois. Il est vigilant. Je retrouve là cette sensation d’avoir affaire à une tribu qui défend un territoire, qui a pris le parti de la forêt.
 

  

  

 


Fin de la sortie


12:45. Si parfois j’ai eu l’impression que Christophe me délivrait des leçons de terrain (ce qui me ramenait à mes années de lycée agricole), nos échanges ont laissé transparaître autre chose, sa passion des bois et son envie de transmettre… J’ai circulé dans un tout petit bout du bois, et pourtant j’ai eu l’impression de vivre tout le bois sous son regard éclairant, un regard qui éveille à une nouvelle conscience sylvicole.

 

 

 

J’ai fait connaissance avec le gardien du bois de Beauport qui, avec l’aide de certains riverains complices, tels des lutins bienveillants, le protège et le perpétue. 
 
A l’occasion, je sais aussi que je peux le déranger, le faire sortir du bois.