Lundi 15 février 2021 | JEAN


Un voyage dans les souvenirs de Jean

Temps couvert, doux après l’épisode venté et frisquet de la veille. Notes pour Jean Dollo, Beauport, après-midi du 15 février 2021

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14:45, trop tôt, je m’avance sur la boucle qui s’enfonce dans le bois de Beauport, elle démarre près du parking du vallon, après la crêperie, à côté de la rue de Kreiz-Bug, j’observe des détails, les arbres, des formes, une cabane qui s’appuie sur des fûts d’arbres élancés au bord du sentier, façon de passer le temps… Retour, me rendre devant le portail, je remarque que Jean est venu l’entrouvrir à mon intention. En m’avançant dans la cour, j’entends la télé, je frappe à sa porte. « Entre ! »

 


 

Jean m’invite à m’installer sur une chaise, à droite, l’espace est compté, je me faufile non sans m’être bien découvert, fait chaud. J’étale devant moi, sur la table, carnet de notes, crayon de bois et appareil photo. D’emblée, on cause du froid des derniers jours, du rhume qu’il pense avoir attrapé là, par mégarde : on ne sortira pas gambader dans le bois.


Je lui rappelle que j’étais venu avec Cathy Le Cam et Anne-Marie Le Marec, il se souvient bien, me parle aussitôt de la cidrerie Le Marec, des repères à lui qui l’aident à situer. « La cidrerie est sur la route de Ploubazlanec à Paimpol. » A une époque où elle était artisanale, ils fournissaient les goëlettes en partance pour l’Islande, avec des vivres, des barriques de cidre… Paraît que la mer venait jusqu’à la cidrerie…

Connaît pas mal l’histoire du coin le Jean, c’est celle de sa vie, Kérity est resté son port d’attache. Je comprends que je vais avoir du mal à lui faire tenir le cap sur le bois de Beauport. Je m’accroche pour un voyage qui risque de durer, Jean était marin…

Cathy, il la connaît depuis qu’elle est petite. Mieux, il connaît la famille Le Cam depuis qu’il est petit, bien avant qu’elle voit le jour. Les parents de Cathy tenaient une boucherie et avant, les grands-parents. A cette époque, la grand-mère de Jean, Marianne Dollo, tenait un relais pour les gens qui voyageaient, ils pouvaient dormir et manger. Jean remonte le temps pour m’expliquer le lien. Sa mère est décédée à la naissance de son frère, il avait 6 ans, son père, qui était dans la marine marchande, n’avait pas la possibilité de s’occuper de ses fils, aussi a-t-il finalement épousé l’employée de la boucherie de la famille Le Cam. C’est ainsi que se sont créés des liens familiers et qu’il a bien connu Cathy.

Jean avance par de ces circonvolutions qui tissent patiemment son histoire, fil après fil, pour agréger des personnages, des moments, en une nappe de temps solide, une façon d’ancrer son récit.

Pendant la guerre, me raconte-t-il, les allemands qui s’étaient un peu installés chez les grands-parents de Cathy, avaient là leur cantine pour préparer leur nourriture. Il ajoute : « je suis un peu le dernier des anciens du coin », alors il dit garder une mémoire. « C’est un commandant qui habitait une grande maison au-dessus, derrière chez ma grand-mère qui lui avait annoncé l’arrivée des boches. C’est comme ça que c’est arrivé, je devais avoir 3 ans et demi, on était assis sur un muret à attendre leur arrivée. On les a regardés passer. »

Plus tard, il les a vus installer des mines, autour de l’Abbaye et même dans les bois. Je tiens là un fil pour guider Jean dans la forêt de ses souvenirs… Il est d’accord pour chercher et me montrer un jour une de ces mines antichar qui ont atterri là. Incrédule, je lui demande comment elles sont arrivées là. Me dit qu’il y en avait le long de la mer, qu’elles faisaient partie des défenses allemandes. Mais comment dans la forêt ? J’insiste. « Il y avait beaucoup de poudre dans ces mines et ceux qui enlevaient les mines se servaient de la poudre pour faire sauter des souches dans le bois. On entendait les explosions, ça nous faisait sursauter. »

Après la guerre, il avait 11 ou 12 ans et il allait dans la forêt avec une carriole fabriquée par son père. Celui-ci avait fait un apprentissage de menuiserie à l’ancien moulin de l’étang de Beauport, un moulin qui avait été utilisé auparavant pour le lavage des pommes de terre nouvelles (elles partaient en Angleterre avec les caboteurs). Avec sa carriole, sa pioche, sa scie, Jean entreprenait de creuser et couper autour des souches, il n’était pas le seul à faire ça… Il dépiautait la souche pour ramasser des morceaux, pour faire le feu. D’autres fois, c’était les aiguilles de pin, le « pulluche », ça servait à faire les crêpes chez sa grand-mère, celle qui habitait de l’autre côté de l’église (à côté de l’école des Sœurs) dont le mari était décédé à Islande à la pêche à la morue.

Et Jean recommence à me perdre, faut que je puisse rabouter les ramifications qui se dessinent. Il tangue entre mer et bois, il est comme ces islandais qui partaient 6-7 mois, travaillaient la terre au retour, et puis repartaient, revenaient…

Revenir à cette histoire de crêpes, elle a ravivé un souvenir plaisant : le vendredi, sa grand-mère faisait les crêpes, et ces jours là, elle lui disait en breton que s’il en voulait, il devrait aller casser du bois ; il les trouvait si bonnes qu’il s’en léchait les babines d’avance. On sent le petit garçon, gourmand.

Imaginons : d’un côté, la grand-mère disposait une chaise sur laquelle elle mettait l’assiette et du beurre, de l’autre côté, le petit banc pour s’asseoir et, en face, la cheminée. Là, elle démarrait son feu avec des branchages de pin, disposait la galetière et faisait ses crêpes... A un moment, pour forcer le feu, la grand-mère prenait une poignée de « pulluche », ça pouvait servir aussi bien à démarrer le feu dans le fourneau. Jean me précise : « nous on appelle ça des crêpes, les galettes, c’est plutôt du côté de Dinan, là-bas ils font ça avec du blé noir. » L’explication me rappelle une de ces querelles propre aux bretons quant aux appellations et aux pratiques locales…

Autrement, dans la forêt, il allait ramasser les châtaignes, c’était pour faire des repas, il y avait beaucoup de pauvreté, fallait être les premiers, « comme à la marée », il y en avait même qui se disputaient. Le dimanche après-midi, les gars allaient dans le bois pour se balader. « Moi, j’étais partout, bois et mer. » Le moment de la guerre, qui revient toujours dans son récit, est un moment fondateur de son rapport à la forêt, c’était le temps de son enfance. Se rappelle qu’il allait aussi jouer avec Marie-Annick Baron, avec une petite bande un peu casse-cou. Ils utilisaient une branche de hêtre qui se terminait en fourche ; elle leur servait à se balancer… devait avoir 10-11 ans.

Il m’explique qu’en ce temps là, comme les marins ne pouvaient pas naviguer à cette époque, son père avait alors travaillé pour les anciens propriétaires de Beauport, les Gomond ; avec un autre marin son père allait scier du bois. Avec des grandes scies à deux poignées, ils coupaient puis fendaient le bois, rangeaient les bûches entre des piquets, comptaient les stères et les sortaient du bois.

Après la guerre, avec un copain, René, qui est devenu par la suite violoncelliste, ils se rendaient dans les blockhaus à Guilben, ils fouillaient dedans, ramenaient des balles, « on jouait avec des grenades, on aurait pu se faire sauter. » Un jour un douanier qui les avait vus, leur avait dit de ne pas jouer avec ça. Ils allaient aussi tirer des sacs de poudre d’obus dont on avait ôté les percuteurs, transportaient ça dans une vieille musette du grand-père, puis ils remplissaient des boites de lait, installaient une mèche et les faisaient sauter dans les bois, tout ça en cachette… Des fois, il y avait d’autres gars avec eux.

Son copain René venait là l’été, c’était une famille de musiciens. On était au début des résidences secondaires. Dans le grenier, chez René, il y avait des affaires de peinture, des plaques de verres pour du matériel de photo. C’est là, à cette époque, que lui, Jean, a développé ce goût pour la peinture et la photo. Il avait 12-13 ans. Jean pointe son doigt vers des copies d’aquarelles qui se trouvaient dans le grenier. Les parents Benedetti lui avait dit de se servir. Il avait ainsi récupéré des boites de plaques de verre, des châssis pour l’appareil photo... Jean se lève et part me chercher une boîte, l’ouvre et sort des plaques de négatifs stéréoscopiques. Je ne m’y attendais pas. Et cet appareil photo, compact, fort lourd. Il me dit l’avoir pratiqué un peu, mais ce n’était pas facile de trouver des plaques. Ce goût pour la photo lui est resté. Quand il était marin, il avait acheté du matériel de développement, il faisait ça à bord. Il a regretté, ne pas avoir su prendre plus d’affaires à l’époque, n’avait pas osé.

 

 

 



Avant de devenir marin, a failli être vannier. Me raconte comment un commandant de voilier avait failli le diriger vers une école de vannerie. Près de l’étang de Beauport, là où coule le Correc, « de l’osier rouge, jaune, vert, c’était magnifique toutes ces couleurs ». Ça lui plaisait tellement de voir sortir des paniers de simples brins de saules, qu’il a cherché à en faire en regardant des paniers. Un jour, il a osé aller voir monsieur Morvan, ce commandant bourru, grand, costaud, qui avait fait construire sa maison au bord de l’étang, en retraite, son hobby, c’était faire de la vannerie. Il l’a initié. Jean le retrouvait les jeudis et les dimanches. Sous son aspect bourru, quelqu’un de délicat, faisait des photos, des tableaux, de la vannerie finement tressée. 

Puis, à 14 ans, Jean est parti à l’École d'Apprentissage Martime du Trieux. Ses parents n’ont pas voulu qu’il fasse une école pour apprendre l’osier, mais il n’a pas regretté, il a beaucoup voyagé, de sacrés voyages, sur le paquebot « France » même, comme charpentier. Il gagnait bien sa vie, mieux que s’il avait continué dans la vannerie. Pendant l’école, il a continué de voir le vieux commandant. Dès fois, il le prévenait, partait en bordée, boire dans les cafés de Kérity, il ne le voyait pas pendant 15 jours ; une fois il est même rentré en brouette…

 


Devenu marin, vers 15 ans et demi, il s’était promené à New York, c’est là qu’il s’était acheté de quoi développer sur le bateau. Se souvient aussi à cette époque qu’ils étaient remontés au Canada, de la neige, de la glace, tellement, qu’ils peinaient à la casser. Jean me montre son poignet, une vieille blessure de l’époque, en tombant à cause de la glace, il a longtemps traîné sa douleur, n’avait pas osé dire, un marin ça ne se plaint pas. Après un temps aux Amériques, a changé de navigation, est parti à Nantes, transporter des bananes…

Jean a largué les amarres, impression de voyager avec lui, de port en port, dans sa vie… Son récit se termine avec une compagnie qui envoyait du matériel dans les Émirats… Grand raconteur, intarissable, c’est les mille et un voyage, Jean me gratifie d’un moment qu’il affectionne, l’histoire d’un génie bienveillant : celle d’Ali et des quarante marins, une histoire de gambas, d’un bon repas partagé sur le navire, de sorties en ville le soir, de cadeaux qu’on leur faisait, d’une balade, vêtu d’une djellaba, de rencontres aussi... Ali, il l’avait rencontré par hasard au port de Koweït City, il faisait du stop avec un autre marin, étaient montés dans la voiture d’Ali, et s’étaient pris mutuellement de sympathie, se retrouvant tous les soirs, le temps du déchargement des marchandises, cela dura huit jours…

Mais il est déjà tard quand j’émerge, 17:45, temps de rentrer, de prendre congé de Jean. Il a fini par me faire oublier le bois de Beauport, m’emportant vers d’autres rivages... la mer a repris le dessus. L’ancien marin qu’il est, devenu vieux, voyage dans ses souvenirs, toujours prompt à nous embarquer. Je regarde sa pièce de vie avec un autre œil maintenant, tous ces objets qui tapissent murs et plafond sont chargés de vécu, et sous le vernis de leur apparence, des histoires les ont sortis de leur mutisme. Jean sait les animer au fil d’une mémoire qu’il déroule généreusement à celui qui voudra bien l’entendre.

Me reste plus qu’à aller voir avec lui, aux beaux jours, ces mines antichars dont j’espère bien trouver vestiges dans le bois…